On raconte qu’un visiteur parvint un soir à la Cité des dieux. Mille feux brillaient à son arrivée, étoiles de nacre tressées sur les imposantes murailles. Le voyage était réputé si long et si périlleux qu’on fêta le nouveau venu avec un déploiement d’amabilité et d’enthousiasme.
WIVIWIC:Le Fil d’Amour
On le conduisit aussitôt à un magnifique palais de jade hissé sur un monticule planté de cèdres, d’oliviers et d’amandiers de l’essence la plus rare. Il fut convié à s’y délasser aussi longtemps qu’il le souhaiterait bercé par les senteurs raffinées et les sonorités célestes.
WIVIWIC:Du point culminant de son observatoire, l’homme plusieurs jours et plusieurs nuits contempla la Cité. Alors que les douceurs et les attentions les plus exquises le noyaient de leur enivrante présence, il semblait perdu dans un songe dont nul ne se hâtait à voler le secret. Puis il en sortit par ces changements inexplicables dont on savait ici capable l’espèce humaine.
WIVIWIC:Quittant ce havre de paix, l’homme commença à visiter les lieux. Les allées y étaient cinq fois plus larges que dans la plus majestueuse des cités qu’il avait pu traverser. Les demeures rivalisaient de merveilles. Un parfum de myrrhe, mêlé de jasmin, troublait chacun de ses pas.
WIVIWIC:Mais surtout, à la moindre de ses haltes, les résidents l’accueillaient avec chaleur et simplicité. Leur verbe était léger, aussi délicat que le vin qu’ils versaient dans de larges coupes serties d’améthyste – car nul n’ignore que cette pierre combat l’ivresse. Il put ainsi au cours de ses pérégrinations s’informer de quantité de choses matérielles ou immatérielles dont il paraissait naturellement intéressé.
WIVIWIC:Tout ce qui pouvait se penser, se dire ou se faire, prenait en ces lieux corps et âme. On y filait ainsi les cotons et les soies les plus variées, on y martelait toutes sortes de métaux, on y chantait des mélopées anciennes, on y incrustait le sens dans des sonnets d’albâtre, on érigeait des constructions imaginaires de forme et d’esprit. La Cité, ainsi que les hommes en avaient solidement établi la réputation était un lieu d’enchantement. Et le séjour y glissait. Sans écueil.
WIVIWIC:Toutefois, lors d’une halte, le « visiteur », tel qu’on le nommait déjà fut pris à partie par un personnage à l’allure puissante et sévère. On chuchotait alors que le dieu de la guerre était irrité par cette présence étrangère qu’il qualifiait d’hérétique et d’intrigante. « Dis-moi, étranger, entreprit le dieu sans détour, quelle folie t’a-t-elle donc mené en ces lieux ? Comment justifier les risques que tu as encourus afin d’y accéder et ceux que tu devras affronter lors de ton prochain retour? »
WIVIWIC:L’étranger pressentant l’importance de sa réponse, demeura silencieux. Le dieu de la guerre reformula donc la question de manière plus incisive: « Qu’es-tu venu chercher en ces lieux? » lança-t-il non sans avoir élevé la voix. « Je suis venu apprendre. » répondit le visiteur dont le visage s’était subitement illuminé.
WIVIWIC:« Apprendre, reprit l’autre quelque peu interloqué. Mais apprendre quoi?! » « Je suis venu apprendre à apprendre », poursuivit le visiteur, dont le cœur se faisait toujours plus léger. Le dieu de la guerre, au torse puissant, prêt à toutes sortes de combat, trouva celui-ci de bien médiocre espèce.
WIVIWIC:Il décida en conséquence de laisser cet hôte poursuivre sa quête insensée, puisqu’il avait parcouru un si long chemin afin de la conduire. Il lui signala cependant qu’un prédécesseur avait hier commis pêché de s’emparer d’un feu qui lui avait valu d’être enchaîné sur les monts du Caucase. Si tel était le destin des hommes de renouveler cette erreur, qu’il en fût donc ainsi.
WIVIWIC:Le visiteur parut troublé par cet avertissement. Il sembla différent après cette entrevue, comme si la menace voilée de son puissant interlocuteur avait sonné l’heure précoce d’un rappel. Quittant toujours plus tôt son promontoire, et les douceurs qui y affluaient toujours en grand nombre, l’homme s’attacha avec une scrupuleuse application à consulter tous ceux qui voudraient bien l’accueillir en leur activité.
WIVIWIC:Ainsi passèrent les semaines et les mois, quoiqu’il fût difficile de compter le temps en ces lieux. L’homme y glana quantité d’informations disparates, détails insignifiants, connaissances éparses. Ici comme partout ailleurs, régnaient de grands cloisonnements. Chacun attaché à son savoir, sa culture, son pouvoir, son langage, mettait un point d’honneur à ne les partager qu’en d’exceptionnelles circonstances. Ici comme ailleurs, pour la grenouille au fond du puits, le ciel se limitait à la margelle.
WIVIWIC:On s’amusait donc de la candeur et de la naïveté d’un tel questionnement, ainsi que de la nature des correspondances bien inutiles que cet homme établissait entre les êtres, les mots et les choses. De la fabrique des chanfreins, à celle des dentelles les plus fines, de la connaissance du calendrier lunaire, à la pratique du bouzkashi, de l’usage de la clepsydre à celle du koto, pas un aspect de ce foisonnement ne semblait échapper à sa collecte.
WIVIWIC:Tant et si bien qu’on se demandait parfois quel bric-à-brac une telle assemblée de choses finirait ainsi par constituer. Pourtant un soir venu, à la tablée nocturne à laquelle il était désormais convié, le visiteur annonça qu’il souhaitait faire une déclaration. Un silence peu familier à ces lieux s’installa soudainement.
WIVIWIC:Le visiteur informa alors ses hôtes de son désir de quitter la Cité à l’aube du troisième jour. Chacun se mit à observer cet homme à la présence duquel on s’était accoutumé. Le visiteur quitterait la Cité à l’aube du troisième jour, telle était sa parole. Nul ne songerait à s’y opposer.
WIVIWIC:On l’avisa néanmoins que le Grand Conseil se réunirait le lendemain matin. Contrairement aux usages il était invité à s’y associer. Dans cette salle aux colonnades massives qui portait les symboles des anciens, et dont le visiteur décryptait mal le message, étaient réunis les membres les plus prestigieux de la Cité.
WIVIWIC:Déployés en un vaste arc de cercle, ils prièrent leur invité de se laisser accueillir en leurs bras amicaux. Nombre parmi ces hauts dignitaires, qui connaissaient l’histoire des deux mondes, et celles des nombreuses âmes qui les avaient peuplés, étaient en effet peinés à l’idée de ce départ.
WIVIWIC:Car l’étranger, dans sa quête méthodique et curieuse avait aidé plus d’un à se rappeler à la richesse de la Cité, ternie par l’habitude d’un trop grand luxe.
WIVIWIC:Hélas chacun savait que le temps d’Homme est compté, et qu’il lui faudrait très bientôt repartir s’il voulait reposer parmi les siens. Le chef du conseil drapé de son prestige ouvrit la réunion : « Visiteur, tu es homme en vérité. Pourtant nous n’avons eu durant ton séjour qu’à nous louer de ta présence.
WIVIWIC:C’est pourquoi, après délibération du conseil, et à l’unanimité de ses membres, nous avons décidé de t’offrir l’immortalité et te garder ainsi parmi nous. » A ces mots, seul le clan guerrier, quoique préalablement associé à la décision, manifesta un réel mécontentement.
WIVIWIC:Partout ailleurs rayonnait une satisfaction commune, faite d’entendement et de tacite acquiescement. L’homme prit à son tour la parole : « Je suis, divin conseil, honoré au plus haut point d’un présent si majestueux. Nous pourrions si j’en crois les registres consultés, compter sur les doigts d’une seule main ceux qui parmi mes semblables eurent accès à un tel honneur. »
WIVIWIC:Tous convinrent de la sagesse de ce propos, et l’assemblée ne faisait qu’une au regard de cette conscience. Déjà les congratulations se préparaient, toujours somptueuses lors de l’accueil d’un nouveau membre. Le visiteur poursuivit cependant: « Pareil honneur me rend d’autant plus difficile de vous signaler l’impossibilité dans laquelle je me trouve d’accepter un tel présent. »
WIVIWIC:On fut unanimement choqué par cette réponse aussi absurde que discourtoise. Comment un homme sensé pouvait-il refuser le plus précieux, le plus divin des dons qu’on pût recevoir? Quelques agacements redoublés semblèrent désormais donner raison à la partie hostile de l’assemblée.
WIVIWIC:S’il n’avait été la sérénité du chef du conseil, sans doute cette audience se serait-elle alors disloquée dans le bruit et la cohue. Celui-ci obtint néanmoins un immédiat silence: « Soit! entreprit-il non sans une exceptionnelle gravité, tu te trouves donc dans « l’impossibilité » de recevoir l’immortalité, et les motifs de cette interdiction t’appartiennent…
WIVIWIC:… Toutefois, visiteur, en qualité de l’amitié que tu ne saurais une seconde fois rejeter et en vertu des pouvoirs dont j’ai la charge, j’attends que tu nous dises quel présent tu souhaites emporter avec toi. » Cette ouverture parut excessive à bien des membres de l’assistance, mais le visiteur ne leur laissa guère le temps d’y songer car sa réponse fut tranchée et sans appel:
WIVIWIC:« Je désirerais haut représentant du conseil, et noble assemblée, recevoir quelques longueurs divines de ce que vous nommez je crois, le fil d’amour. » « Le fil d’amour, vraiment?! reprit le chef du Conseil interloqué ». « Le fil d’amour?! entendit-on de part et d’autre. » « Le fil d’amour, répéta l’homme, sujet à tous les regards. »
WIVIWIC:Ainsi qu’il en va dans l’ensemble des groupes, un retournement immédiat s’accomplit alors. Une sorte d’allégresse retrouvée se répandit parmi les esprits, y compris en proximité du clan le plus réfractaire.
WIVIWIC:« Voilà qui est… inattendu, répliqua le chef du conseil masquant mal son amusement. Mais qu’il en soit ainsi. Le dieu des passions te remettra donc visiteur quelques longueurs de ce fil dont nous t’encourageons tout de même à faire un usage parcimonieux … » Ainsi entouré des rires et des félicitations, le visiteur fut invité à suivre un page qui le conduisit sans délai dans la fabrique du fil d’amour.
WIVIWIC:L’étranger avait voici quelque temps visité cette fabrique, et les artisans s’étaient plu à l’instruire de l’objet qu’on y produisait. Le fil en question servait en effet à tisser les passions, à nouer les amours, parfois aussi à dévoiler le complot des amants.
WIVIWIC:Ce fil était invisible et extensible à souhait, et seul un mécanisme de clés optiques, qu’on ajustait comme on porte des lunettes, en autorisait l’observation à celui qui s’en trouvait muni.
WIVIWIC:Si les dieux voilà longtemps y avaient accordé une certaine attention, son emploi avait été cependant délaissé pour d’autres pratiques. Le visiteur se vit donc remettre plusieurs coudées de ce fil mystérieux, ainsi qu’une certaine quantité de clés optiques permettant de le localiser.
WIVIWIC:Nanti de ce précieux objet, l’homme consacra alors ses dernières heures dans la Cité, à un empressement inhabituel, une activité redoublée. Car il n’était pas une personne, pas un lieu, pas une plante, pas un animal, précédemment visités, qu’il ne vint saluer. S’assurant parfois d’un détail, notant scrupuleusement divers indices auxquels il accordait une étonnante importance.
WIVIWIC:Alors qu’il œuvrait sans discontinuer, l’aube du troisième jour ne tarda pas à se présenter. Le point d’adieu avait été fixé à la Porte du Grand Ouest, là où les trois khatchkars s’assemblent. Quelques membres de la Cité s’y étaient rendus en cortège. L’homme dans un instant les quitterait sans promesse de retour.
WIVIWIC:Parmi eux se trouvait présent le dieu de la guerre, tout auréolé de sa victoire sur le bon sens, car l’homme une fois encore avait prouvé sa légèreté, préférant le jeu des sentiments à l’immortalité! C’est à lui que le visiteur s’adressa en premier. « Dieu de la guerre, pourrais-tu nous dire quelle est la nature de « la corne d’asjinc »? lui demanda abruptement le visiteur.
WIVIWIC:On fut quelque peu troublé par cette question, et le dieu pour sa part la trouva plutôt moqueuse et déplacée. Car d’évidence personne ne savait ce qu’était la corne dite « d’asjinc », et lui-même n’en connaissait pas le bruit, l’éclat, ni le métal ! Le visiteur sortit donc à cet instant un trousseau de clés optiques, semblable à ceux dont on se servait afin de dévoiler la présence du fil d’amour.
WIVIWIC:Puis il demanda au dieu de la guerre de bien vouloir utiliser le trousseau afin d’aviser chacun de la nature de la corne dite d’asjinc. L’irritation du dieu guerrier devait ici atteindre son comble, car il ne convenait point de l’inviter à ses enfantillages ! Il s’y refusa net!
WIVIWIC:L’impatience de son entourage eut pourtant raison de son adversité. Manipulant alors les clés avec un certain embarras, le dieu vit soudain apparaître des formes étranges et des significations enchevêtrées. Leur assemblée tenait un langage dont il méconnaissait jusqu’ici l’existence et qu’il pouvait cependant aisément entendre.
WIVIWIC:Par son emploi se manifestaient des significations hier inconnues, et celle de la corne d’asjinc y figurait. A cet instant le visiteur remit à chacun un exemplaire du trousseau optique, et tous purent bientôt s’enquérir de cet objet auparavant mystérieux. Et la connaissance qu’ils pouvaient désormais en avoir s’étendait à leur demande, renvoyant à des combinaisons de formes dont le silence en inquiétait plus d’un.
WIVIWIC:Une muse se risqua alors à demander : « Serait-ce donc… le fil d’amour? » Le visiteur un peu embarrassé lui fit savoir que son intuition était exacte. Tel était bien le fil d’amour qui reliait soudain les significations les plus diverses, qui parlait du monde des êtres et des choses selon des correspondances nouvelles, un entrelacs de forme et de sens.
WIVIWIC:Durant ses derniers jours, affairé comme il ne l’avait jamais été, le visiteur avait ainsi relié l’ensemble des connaissances de la Cité en un vaste réseau de correspondances secrètes. Les usagers des clés optiques avaient ainsi loisir de s’y aventurer à présent sans risquer de s’y perdre, et leur sentiment après avoir pris les couleurs de la surprise et de l’émerveillement, semblait soudain apaisé.
WIVIWIC:Cependant sortant d’une ivresse passagère, le dieu de la guerre entra dans une impressionnante colère : « Es-tu en train de nous dire, étranger, que nous dieux, avons employé ce fil mystérieux pour de vils usages ? Es-tu en train de dire que nous dieux, ignorions ce qu’est la corne d’asjinc et que nous la connaitrions enfin grâce à toi et tes manipulations enfantines? »
WIVIWIC:« Je dis, dieu de la guerre, l’interrompit le visiteur, que je remercie cette cité de m’avoir tant appris. Je dis, mes amis, que les Hommes ne sont pas encore prêts à se servir de ce fil pour un amour qu’ils ne veulent pas tous entendre. Mais une étape intermédiaire pourrait cependant leur permettre d’y accéder car vous nous permettez aujourd’hui d’y songer. »
WIVIWIC:« Je dis également qu’il me faut désormais arpenter le monde, pour qu’un jour prochain, y apparaisse que tout n’est que correspondances, relations de formes et de sens. Enfin je te dis plus particulièrement, dieu de la guerre, que ceci est la promesse d’un ultime combat. Un combat que l’homme ne livrera plus contre l’autre, mais pour lui-même.
WIVIWIC:« Certes ceci est un rêve, mais croyons qu’il se répandra bientôt à la surface du monde… » « Un rêve? Mais de quel rêve parles-tu donc? » s’exclama le dieu de la guerre, au comble de l’incompréhension. Mais la silhouette du visiteur se fondait déjà sur le chemin du retour…
WIVIWIC: